Marquée dès l’adolescence par une densité inouïe d’expériences humaines et créatrices, la vie d’Alain Grand échappe aux définitions habituelles. Sensible, révolté, charmeur, doué dans plusieurs registres d’expression artistique sans s’être jamais attribué à lui-même l’étiquette de peintre, écrivain, musicien ou acteur, il a durablement marqué son entourage et tous ceux qui ont découvert son rayonnement pendant l’exposition de 2001 aux anciens Ateliers mécaniques de Vevey.
Mais il aurait sans doute refusé lui-même toute vision réductrice de la vie et de sa vie. Et il est malaisé de dire aujourd’hui vers quels horizons il se serait dirigé si un accident n’avait pas brutalement interrompu sa trajectoire à vingt-et-un ans. Cependant, certaines phrases de son Journal disent l’essentiel sur son besoin d’essayer, d’oser, d’entreprendre et son formidable appétit de liberté: «Il faut oser pour savoir, il n’y a rien à perdre, sinon l’innocence ou l’inexpérience.» «J’emmerde les structures, elles ne sont pas de mon royaume.» «Il faut faire… Il faut vouloir et agir. Le reste !?» «Toute expérience est bonne, même celle de l’entêtement.»
En comparaison du parcours classique des fils de famille, celui d’Alain Grand apparaît prodigieusement contrasté, souvent cahotique et marqué d’heures sombres, mais aussi traversé de moments de voyance et d’illumination, et surtout conduit par l’invisible fil rouge de l’énergie créatrice. Pour emprunter à Bertil Galland le titre d’un de ses livres, c’est la vie d’un Prince des Marges.
On lira ci-dessous, en guise d’impossible synthèse, une chronologie des faits marquants de la vie d’Alain Grand.
Chronologie
25 juin 1975
- Naissance d’Alain, cadet de quatre frères, dans une famille où l’on trouve des professions liberales et artisanales, mais aussi des ascendances terriennes et vigneronnes.
1986-1991
- Ecole Vinet à Lausanne. Alain y reçoit l’écoute nécessaire à son développement. Il est tantôt moyen, tantôt excellent, suivant la qualité des relations qu’il établit avec ses enseignants.
- Depuis l’âge de 12 ans, il suit des cours de théâtre. Cette formation sera à l’origine de plusieurs expériences artistiques et humaines importantes, notamment avec les metteurs en scène L. Borgeat et W. Diggelmann.
Septembre 1991 – juin 1995
- Gymnase de la Cité. Alain quitte la maison familiale et vit dans la rue avec les marginaux. Au printemps 1992, il rencontre Mère Sofia qui a créé le foyer du Parachute. Elle lui offre une chambre, à condition qu’il termine sa scolarité. Il y vivra plus d’une année avec les démunis, les laissés-pour-compte et les victimes du sida. Souvent, la mort interrompt les amitiés qui se forment…
Juillet 1993
- Alain rejoint son frère Pascal à Boston. Les USA lui apparaissent «immenses d’espace et de bêtise», mais il rencontre aussi les Indiens d’Amérique du Nord, auxquels il se sent obscurément lié et qui alimentent sa révolte contre toute forme de colonisation.
- Ce voyage marque aussi un nouvelle étape: Alain quitte le Parachute et s’installe en septembre dans un petit appartement. Il assume une nouvelle dimension dans la construction de sa personnalité, qu’il exprime toujours plus au travers de l’écriture.
Noël 1993
- Impressionné comme beaucoup par la chute du Mur, Alain part à Berlin. Déception: la ville est grise et morne sous la neige, le parfum de liberté et de révolte semble bien dissipé…
1994
- Alain s’installe dans une vie plus réglée, quoique bourdonnante d’activités. Il renonce à son apparence punk, étudie, écrit. Il s’intéresse de plus en plus au dessin et à la peinture et continue le théâtre et la musique, entre deux travaux alimentaires pour un menuisier. Pendant ce temps, les cours du Gymnase continuent.
Février 1995
- Encouragé par sa professeur de dessin, Alain commence la série des grands tableaux sur papier krafft. Il explore de nombreuses techniques: eau de Javel, brou de noix, acrylique, spray…
Mai 1995
- Décès du grand-père d’Alain. Très lié à lui, il prend la parole en public lors du service funèbre et s’interroge sur le sens de la vie et de la mort.
Juin 1995
- Alain termine son Gymnase à la Cité et reçoit le Prix de la création artistique.
Juillet 1995 – juin 1996
- Année sabbatique. Alain s’engage à en assumer la prise en charge financière.
- Il dispose d’un petit atelier sous les combles à la rue de la Mercerie à Lausanne. Le toit mansardé ne lui laisse que peu de place et il peint ses grands tableaux au sol, sur un papier qu’il déroule pour atteindre les plus grands formats: près de 4 m pour certains sujets.
Octobre 1995
- Alain passe quelques jours à Paris. Il rentre déprimé par le bruit, la pollution, le contraste entre la richesse étalée et l’humiliation des SDF et des déclassés. En rentrant, il peint le tableau «Les villes se trompent».
- Rencontre décisive avec Alain Gilliéron, directeur de la galerie L’Estrée à Ropraz, qui détecte immédiatement son talent et l’encourage à poursuivre. Ce regard à la fois fraternel et professionnel sera déterminant dans l’évolution de son œuvre, comme d’ailleurs celui du peintre Jean-François Favre. Invité à examiner cette œuvre lorsque les grands tableaux furent pour la première fois «déroulés» et photographiés, celui-ci y verra d’emblée une cohérence, un respect des règles picturales fondamentales excluant toute idée d’amateurisme.
1er décembre 1995
- Alain et ses amis musiciens donnent un concert mémorable au Théâtre des Jeunes d’Orbe. La musique prend une place prépondérante parmi les modes d’expression qu’il explore depuis plusieurs années.
Mars 1996
- Alain ne dispose plus de son atelier à la rue de la Mercerie. Il cesse de peindre, faute d’une alternative adéquate. Il délaisse également le théâtre et manifeste son intention de pousser toujours plus son activité musicale.
- Ses proches le trouvent souvent silencieux, il écoute, il est comme apaisé, bien que ses angoisses ressurgissent par moments dans les dernières pages de son Journal.
9 juin 1996
- En se rendant chez ses parents, Alain trouve la mort dans un accident de voiture causé par un autre conducteur.