Alain Grand – Journal

extraits de la Préface à L'Horloge du Fou

2001. Dans l’immense salle des anciens Ateliers mécaniques de Vevey, plus de 70 tableaux de grand format, suspendus à des cimaises qui dessinent, en enfilade, une succession d’étapes «de la matière jusqu’à mon infini», stupéfient les visiteurs d’une exposition qui fera date. Elle révèle Alain Grand, né en 1975, disparu tragiquement à 21 ans dans un accident de voiture. L’artiste est presque un inconnu. Presque: Alain Gilliéron a pressenti le premier l’importance de cette œuvre, accomplie en moins de deux ans dans une fulgurante explosion créatrice. Dans sa galerie de L’Estrée à Ropraz, appuyé par le peintre Jean-François Favre, il a accroché une vingtaine de tableaux qui suscitent l’enthousiasme et les interrogations du public. René Berger, consulté par la famille, insiste de toute son autorité sur la nécessité de trouver un lieu capable d’accueillir l’œuvre peint dans son intégralité car il émane de l’ensemble, derrière les brusques virages formels, une unité fondatrice: l’énergie. Ce lieu sera la friche industrielle veveysane…

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… Cependant, une autre exploration a commencé. Alain Grand continue à écrire et se passionne de plus en plus pour le dessin et la peinture, sans délaisser ses activités théâtrales (et bientôt musicales au sein d’un groupe de rock). Il trouve encore le temps de gagner quelque argent en aidant un menuisier et de suivre tant bien que mal les cours du Gymnase. C’est un maelström d’activités qui va dominer la dernière partie de sa vie, où il concentre une quantité phénoménale d’expériences créatrices, comme s’il avait voulu épuiser toutes ses possibilités d’être dans un grand mouvement brownien, comme s’il avait pressenti (nous y reviendrons) le terme trop proche de son existence.

En juin 1995, Alain termine le Gymnase de la Cité, dont il reçoit le «prix de création artistique». Il demande alors à pouvoir vivre une année sabbatique, s’engage à en assumer la charge financière. Il dispose désormais d’un petit atelier rue de la Mercerie, à Lausanne, où il peindra, au sol, la série des tableaux de très grand format sur papier krafft. En mars 1996, il doit quitter cet endroit et cesse de peindre faute d’un lieu adapté.

Il meurt le 9 juin 1996 dans un accident de la route dont il n’est pas responsable…

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… Il y a bien sûr chez lui une critique du monde, ce qui n’est pas la même chose. «Seul, je suis seul au milieu de leurs conflits qui impliquent le plus petit des êtres. Violence raciale, intolérance, abus, rejet, accusation, diffamation, honte, fierté, insouciance, incohérence, malchance, négatif, malheur. Mon monde ne fait que grandir à travers celui qui s’écroule.» (2.12.1992) «L’homme et ses instincts barbares qui le poussent à conquérir ce qui ne lui appartient pas. Le dégoût m’aveugle. Rien, plus rien n’est acceptable.» (28.5.1993) «Le monde est voué à disparaître. Ça n’est que question d’années. Je ne suis pas pessimiste, je suis réaliste au devant du grand Toutim. Comment croire que tout ce royaume ainsi partagé et grisé par le soleil des écrans, comment croire que ce mensonge embétonné puisse donner vie à une suite radieuse ?» (24.10.1995)…

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… Infatigable chercheur de voies et de sens, Alain Grand commence à trouver à partir de 1993. «Je crois que le chemin qui se dessine devant moi est celui de la relation.» (18.9.1993) Il lui paraît même possible de négocier un modus vivendi avec la société: «La société est intéressante, rassurante, et inévitable. Il ne faut donc pas la détruire, mais il faut puiser tout ce qui nous permettrait de s’en séparer.  La société est bonne pour ce que l’on peut y puiser, mais elle est dangereuse à partir du moment où l’on se sent obligé de la nourrir. Personne n’a demandé de vivre en société, elle doit rester un concept offert et sans exigences. On peut lui donner, et sans danger, à partir du moment où elle ne demande rien. Il faut donc s’en protéger avant de l’accepter.» (27.5.1995) On l’a compris, il s’agit de s’arranger du monde, non de l’approuver…

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… Cette métamorphose stylistique accompagne – ce n’est pas un hasard chez quelqu’un d’aussi polyphoniquement doué – la prise de possession de ses moyens par le peintre. Certains des plus beaux passages du Journal sont là, lorsque la chronique des jours devient la chronique d’un art peu à peu exploré et conquis. Le dessin et la peinture sont des révélateurs du conscient et de l’inconscient, dans une immédiateté expressive où l’artiste est autant créé que créateur: «Je suis devant une explosion d’images. La plume, qui me sert de pinceau, gratte le papier qui s’assombrit sous mes yeux. Depuis des heures je sens en moi une gravitation des sens et le papier vient d’être incroyablement recouvert par la recherche de gestes plus fins. C’est l’un et l’autre que je recherche. Le conscient et l’inconscient. Deux sources totalement «mêmes». J’ai dessiné avec des traits qui me dépassent. C’est le papier qui me mange et non moi qui le nourris.» (3.1.1995) «Je me remets à la peinture pour caresser la réalité du bout de mon âme.» (14.8.1995) «Nous sommes ce que notre regard peint et dessine. Il n’y a pas d’appartenance. Le jeu serait trop simple.» (10.9.1995) «Je sors de trois heures de travail, au sol, avec la matière, la peinture. Essais, pulsions et couleurs, c’est plus calme, maintenant, dans mes entrailles.» (27.9.1995)…

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… Chacun pourra naturellement identifier à sa guise les brusques virages esthétiques, reconstituer pour son plaisir (et la légitime satisfaction du classement) des «séries» stylistiques: villes improbables disparaissant dans le lavis des teintes orangées, silhouettes encore humaines, encore légèrement mimétiques avant le passage à l’abstraction pure, tableaux «volcaniques» dans lesquels taches, tags, éclairs colorés sont jetés avec violence sur la toile, méandres de bruns délavés suggérant le calme d’un marais d’où émergera bientôt la vie. Enfin, toute série n’existant que par ses exceptions, le lecteur tombera aussi en arrêt devant quelques toiles sans parenté, sans alliance, en quelque sorte autonomes, comme cette magnifique apparition désarticulée où l’on distingue un pied, des mains, et que plusieurs personnes ont vue comme une représentation de l’homme parvenu à la connaissance et à la liberté, l’homme après l’homme, peut-être l’homme à l’image de Dieu (p. 160-161).

Ainsi, mélanger dans un désordre assumé les dessins, les tableaux et les textes du Journal était certainement la meilleure manière de rendre hommage à une créativité joyeusement anarchique, bariolée comme une prairie qui se couvre au printemps, en trois jours, d’une généreuse et folle floraison…

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… «L’horloge du fou se balade dans mon cœur» écrit Alain Grand le 24 septembre 1995. Avec ces mots, il nous livre peut-être son secret le plus intime: que nous soyons riches ou pauvres, quels que soient nos talents et nos limites, ce qui fait la singularité et le prix de notre vie est son rythme, la cadence irréductiblement personnelle que nous lui donnons dans le battement du temps universel.

 

Jean-François Tiercy